MU

VII

 

Au Kennedy Airport, en voyant la foule, le gigantisme du
bâtiment, il comprit où il avait mis les pieds. Mettant en branle le plan qu’il
avait prémédité, il se dirigea vers le premier taxi venu. Le chauffeur mit sa
valise dans le coffre.

«  Où c’est que vous voulez aller ? 

         
Little Italy.

         
Où ça ?

         
N’importe, dans le centre. »

Little Italy. La carte postale, pourtant vraie : les
pizzerias, les gens qui gesticulent quand ils parlent, les linges suspendus au
dessus des rues et toujours cette atmosphère théâtrale qui fait son charme. Il
visita plusieurs boîtes et réussit à se faire engager comme videur. Pendant
trois semaines, il épia les mœurs locales, repéra où se cachaient les caïds.
Antonio, dit « Tonio le Mégalo », ferait l’affaire. Un salon de
coiffure lui tenait lieu de couverture. Kemper se décida. Un après-midi d’août,
il se ramena à Défini-tif et demanda à parler à Tonio pour affaire.

On l’introduisit dans l’arrière-boutique. Tonio le mégalo
avait la cinquantaine braillante. Petit, nerveux, il ne tenait pas en place. A
côté de lui, un homme, la quarantaine, calme et attentif. Visiblement, il les
avait interrompus dans une discussion.

Tonio : « Qu’est ce que tu veux ? »

Kemper : devenir tueur.

Tonio le megalo rugit : c’est la meilleur de la
journée ! T’entends ça, Dino ?! »

Le sus-nommé Dino ne sourcilla pas.

Tonio, toujours excité : « et pourquoi, tu veux
devenir tueur ? »

Kemper ne répondit pas.

Tonio, sérieux et immobile : « Ton silence ne
suffira pas mon gars.

Kemper : parce que je suis mort.

Tonio de nouveau en pleine agitation : il est fou ma
parole, c’est l’asile qu’il te faut ! et quand donc es tu mort ?

Kemper : un jour d’hiver 1960 »

Dino se pencha à l’oreille de son patron et lui chuchota
quelque chose.

Tonio, songeur : enfin chacun doit trouver sa place,
comme dirait ce con de Fucius ! » et il partit dans un grand éclat de
rire.

« Comment t’appelles tu ?

         
Kemper Boyd.

         
Bien, Kemper… tu vois cet homme, dit-il en
désignant Dino, on l’appelle le Duce dans le milieu… parce que c’est le
meilleur des tueurs qu’on ait jamais eu. Seulement il commence à vieillir. Il
dit lui-même que la limite pour un tueur, c’est 45 ans, pas un an de moins, pas
un an de plus. donc il lui faut un remplaçant. »

 

Dino pratiquait avec amour son art. il était comme un vieil
artisan qui confie ses secrets à son apprenti. Il apprit d’abord à Kemper
toutes les ficelles du métier, c’est-à-dire le maniement des armes les plus
diverses, du poignard au fusil à lunette, en passant par les lacets à étrangler
et les poisons.

Kemper n’expérimentait pas grandeur nature. Dino disait
qu’il faisait un métier sérieux :

« les docteurs ont leur patient, les tueurs, leurs
victimes. Mais quoiqu’il en soit, ils ont droit à notre respect. »

Il se comparait volontiers à Guillaume Tell.

«  A chaque fois que tu as un contrat, tu dois
considérer que c’est ta pomme et que tu dois y mettre la plus vive application.
L’execution doit être propre comme la flèche dans la pomme. »

Kemper assimilait vite.

Dino disait que tuer n’est qu’un des aspects. En fait le but
ultime du tueur est de ne pas tuer : il s’agit de maquiller le crime de
telle sorte qu’il paraisse être un accident, le résultat d’une maladie, ou un
suicide. « Tu dois jouer la comédie » disait-il en artiste et vrai
italien.

Kemper accompagnait Dino dans toutes ses executions. Il
n’était jamais armé. Dino craignait qu’il ne fit n’importe quoi. Il disait
qu’il ne fallait mettre aucune passion dans l’acte.

« il faut cloisonner, ainsi tu auras la tête bien
faite ». Son apprentissage durait depuis maintenant deux ans. Kemper
devenait impatient.

Un jour d’hiver 70, ils devaient aller à little Odessa, pour
régler son affaire à un truand russe. Il ne s’agissait pas de maquiller mais de
faire peur. Pour l’occasion, Kemper était muni d’un beretta pour couvrir Dino.
Ils repérèrent la bicoque du glandu.

Ils enfoncèrent la fenêtre au petit matin. Un poupée slave
endormie dans le lit. Dino qui les flingue tous les deux, une balle dans la
tête. Kemper qui presse son beretta contre l’occiput de Dino. Et lui explose l’arrière
du crâne. « un bon tueur est un tueur vivant » aimait à dire Dino ;
par conséquent un tueur mort…

Kemper qui met son flingue dans la main du truand russe.

Revient raconter sa version à Tonio :

« tu crois peut-être que je vais gober tes
bobards ? 

Le Duce, il se serait jamais fait avoir par ce minable.
C’est pas que sur le principe, je sois contre… après tout, t’es un tueur. Mais
Dino, on l’aimait bien et il t’a tout appris. Ca a été un père pour toi. Alors,
écoute bien… je veux bien te repasser sa clientèle… mais à la moindre bévue, je
lance un contrat contre toi.

Désormais, on t’appellera le mort-vivant parce que sur tous
les plans, ça te va comme un gant. »

Et puis du temps était passé. Peu à peu, Tonio lui avait
accordé des marges de liberté. Il pouvait choisir ses victimes. Il s’attaquait
aux riches, à ceux, corrompus, qui corrompaient.

Il obéissait au nom d’une morale difficile à saisir.

Et puis, et puis Tonio était mort, comme tout bon malfrat
dans son lit. Il était toujours surnommé le mort-vivant. On ne lui connaissait
pas de vie privée, pas de vices, et ses origines étaient des plus mystérieuses.
Pour le milieu, il était bel et bien un mort-vivant, un esprit égaré sur terre,
sans racines ni feuilles.

Les contrats avaient succédé aux contrats, le sang au sang,
et l’indifférence à la satisfaction.

A propos Jean-Baptiste Messier

J'ai toujours été guidé par l’idée de produire des textes originaux, provocateurs voire transgressifs. La littérature érotique est mon domaine de prédilection même si j'aime parfois composer des cocktails avec le fantastique, la SF ou la fantasy. J'écris aussi des chroniques sur des livres très divers et évoque parfois des sujets assez polémiques ou spirituels. A découvrir. ;)
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4 commentaires pour MU

  1. Yogi dit :

    Etrange ce personnage de Kemper.
    Sais-tu que Kemper est le nom Breton de la ville où j\’habite. (-;
    Et il me semble qu\’il y avait un docteur Kemper dans un roman d\’Agatha Christie.
    Amitiés
    Yann

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  2. Jean-Baptiste dit :

    en fait ce nom fait référence à un héros d\’un livre de James Elroy (mais je ne sais plus quel livre, j\’aime beaucoup cet auteur et son style :-))

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  3. Patricia dit :

    j\’ai du juste louper un détail : je croyais que c\’était kemper qu\’on surnommait le mort-vivant, pas tonio ? soit dit en passant, il paraît que quimper est une ville magnifique que j\’ira sûrement visiter bientôt !

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  4. Jean-Baptiste dit :

    oui, oui c\’est bien Kemper, le mort-vivant :-)en ce qui concerne Quimper, Qyan en dessous de toi pourrait t\’en parler très poétiquement il y habite et il est poète à ses heures 🙂

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