
« A rebours » de l’écrivain Huysmans est l’histoire d’un mec euh d’un aristocrate, Des Esseintes, dernier rejeton décadent d’une famille de ducs. Misanthrope, élitiste, amoureux contrarié de la beauté du monde ; tous les plaisirs plus ou moins frivoles que peut lui offrir le « mondain » (notamment les femmes mais ce n’est qu’un exemple) lui semblent à un moment de sa vie totalement vains et sans saveur. Tout est vanité, n’est-ce pas.
Il forme alors le projet de se retirer de la société, il va vendre château et dépendances pour s’aménager non pas une cellule de moine mais un logement cossu qui correspondra en tous points à ses goûts très perfectionnistes, aristocratiques, d’homme de goût. Là où le moine visera le dépouillement le plus absolu, au contraire le narrateur s’attachera à cerner au mieux et avec des recherches des plus raffinées quels meubles, quelles tapisseries vont décorer son intérieur. Quel arrangement intérieur sera le plus à même de satisfaire l’envie de beau de son for intérieur ?
Tout devra être dans une totale harmonie des couleurs, même les plus subtiles, sachant que le narrateur vit la nuit et dort le jour pour ainsi dire et donc que la lumière qui anime les couleurs est rarement celle directe du jour. La moindre faute de goût est pour lui source de souffrances réelles, de ruminations interminables, ressassant d’autant plus qu’il n’a personne à qui parler puisqu’il s’est éloigné de toute compagnie (forcément indigne de sa personne) et que ses domestiques sont pour ainsi dire tenus au silence et doivent être le plus discret possible jusqu’à l’invisibilité.
Pourtant, malgré cette misanthropie et cette asociabilité maladives, le narrateur m’est resté sympathique. Mais est-ce vraiment contradictoire ou surprenant ?
Dans un premier temps, je pouvais croire que le programme du narrateur rejoignait les pensées de Schopenhauer quand ce dernier dit par ex :
« »Un homme plein d’esprit, jusque dans la solitude la plus profonde, trouvera dans ses propres pensées et ses fantaisies une distraction parfaite, tandis que le changement continuel apporté par la société, le spectacle, les promenades, les fêtes sera incapable de repousser l’ennui qui torture les imbéciles. »
Ou encore quand Schopenhauer développe son concept de contemplation esthétique, « contemplation paisible, détachée de toute réflexion comme de tout désir, de l’ensemble des objets du monde ».
Or, s’il y a bien des points de rencontre évidents avec Schopenhauer, force est de constater que notre narrateur n’est pas du tout détaché, bien au contraire, il est hypersensible, et la rusticité, le manque de beauté, de délicatesse du monde, et pire encore sa vulgarité, le blessent terriblement.
Notre narrateur aimerait atteindre un bonheur sans nuages en s’entourant d’objets tous plus recherchés les uns que les autres (de livre, d’alcools recherchés, de parfums, de tableaux, etc. ) qui satisferaient enfin son désir de Beauté et peut-être pour toujours. C’est un peut-être un programme à la Platon sous-jacent…
Mais las ! Tout casse, tout lasse. Tout finit par le lasser, et après l’enthousiasme, le plaisir, la satisfaction, viendra inéluctablement l’ennui, et sa quête ou sa poursuite folle et illusoire reprendra… Mais peut-elle durer éternellement ? Peut-elle se renouveler perpétuellement dans un va et vient constant de contentements éphémères ? Là où le moine essaie d’arrimer son esprit à un unique objet qui plus est abstrait et éternel, notre narrateur déplace son désir sur des objets tous périssables d’une manière ou d’une autre ou dont le rendement de contentement est forcément décroissant pour paraphraser Stuart Mill.
En quelque sorte, le narrateur après s’être détaché des plaisirs du monde et notamment des femmes, cherche le nectar des sens (vision avec les peintures, odorat avec les parfums, les fleurs d’essences rares, plaisirs du palais avec les alcools, le toucher est peu évoqué quoique si avec le vent sur la peau ou la pluie, la chaleur du soleil) et le nectar de l’intellect (avec les livres notamment et ses appréciations esthétiques), on peut avancer qu’il est dans une quête totale et sans retour du Beau au sens où pourrait l’entendre Platon.
Dans cette perspective, le cheminement du narrateur ou antihéros serait de partir de la forme de beauté la plus sensible comme le corps d’une femme pour conquérir au tout dernier barreau de l’échelle le Beau purement abstrait et éternel par une distillation, un raffinement progressif des attraits physiques, sensitifs, intellectuels, moraux et enfin spirituels. C’est l’échelle de l’amour du Beau vantée par Diotime à Socrate (cf le banquet de Platon) qui amène à la contemplation du Beau en soi et de manière ineffable. Du moins je le ressens comme ça.
Cette quête est si entière qu’elle met en danger forcément la santé mentale du narrateur. Car que se passe-t-il si le narrateur n’arrive pas à trouver son bonheur dans sa démarche ? Il se saborde, il ne reste plus rien à se raccrocher après avoir renié plaisirs d’amitié et d’amour, avoir dénié toute valeur aux échanges avec la société quels qu’ils soient, avoir épuisé tous les plaisirs intellectuels ou artistiques, s’être lassé de toutes les recherches spirituelles. Au fond, pourquoi continuer de vivre si la vie n’offre plus aucune satisfaction ?
En fait, on pourrait dire que notre narrateur est dans une approche tantrique de la vie (enfin il fait du tantrisme comme le bourgeois gentilhomme sans le savoir), en ne cherchant pas à s’évader du monde mais au contraire en essayant de le ressentir avec la plus grande précision et intensité. A jouir de la vie dans le moindre de ses aspects. C’est une approche tout sauf indifférente (pas exactement à l’opposé du bouddhisme ceci dit), et c’est bien ce qui pourrait malgré tout le sauver. Au fin fond de la décadence, l’espérance en définitive. Celle qui nous fait vivre, ou qui, déçue, nous coulera par le fond.
Sur le plan de la démarche littéraire, Huysmans avec ce livre veut se déclarer en pleine rupture ontologique on pourrait dire avec le naturalisme prôné par Zola, Balzac, etc., et même le romantisme. Huysmans réduit le chant euh le champ de sa narration à un unique protagoniste dont la subjectivité très particulière en quête d’illumination quelque part sera la seule matière du livre. Une sorte de solus ipse.
J’ai eu un premier choc littéraire en lisant du côté de chez Swann de Proust (publié en 1906), il y a quelques années. Je pensais qu’il était unique. Et en fait en lisant Huysmans, je me dis que Proust avait en fait un semblant de précédent avec Huysmans qui a publié « A rebours » en 1884. Comme quoi en tant qu’autodidacte, il faut se garder des jugements mais toujours garder à l’esprit que notre culture n’est pas totale et qu’il peut manquer des pans entiers de connaissance pour avoir des opinions artistiques réellement valables ou du moins correctement construites. Pourtant le ressenti, la fraîcheur demeurent intéressants et uniques ce que possèdera sans doute moins le diplômé en lettre qui sera influencé dans sa manière de lire par la pensée des professeurs, les notions qu’il ingurgite etc.
On comprend mieux aussi les liens entre Schopenhauer, Huysmans et Houellebecq. Huysmans de temps en temps fait référence dans son œuvre à Schopenhauer.
Ce roman est aussi l’occasion de découvrir le mouvement « décadent » en littérature dont « A rebours » est l’un des joyaux les plus iconoclastes. Au sujet de ce mouvement, voici ce qu’on peut lire dans wikipedia :
« Toutefois, c’est avec la publication des Essais de psychologie contemporaine de Paul Bourget en 1883 que le mouvement décadent commence à se définir. Face au sentiment de déliquescence qui l’habite, une génération d’artistes se reconnaît dans son analyse de la névrose des maîtres contemporains2.
Marqué dès 1884 par la parution du Crépuscule des dieux d’Élémir Bourges et d‘À rebours de Joris-Karl Huysmans, le mouvement se définit par sa « désespérance teintée d’humour et volontiers provocatrice »2. »
Revenons à notre roman, Des Esseintes est allé au bout de sa démarche de vivre pour soi-même, de sa quête (de sa névrose ? Terme de plus en plus fourre-tout, qui parfois en vient à ne plus signifier grand-chose dans la bouche de beaucoup de personnes) en s’entourant de « beaux » mais sans trouver le « Beau » ; seul, physiquement et nerveusement à bout de forces (pour le physique, il faut bien avouer que Des Esseintes néglige totalement cet aspect-là de « la chose » (comme dirait un Martiniste) sans doute considéré comme trop indigne, et bien à tort, de lui), il déménage, suivant les conseils de son docteur, une nouvelle (et dernière fois, on peut l’imaginer) pour revenir au centre de Paris et s’immerger dans le bruit de la capitale censé le ramener à la vie.
Mais ceci est une autre histoire.
Bonsoir Jean-Baptiste.
Où, comment bien vivre en étant confiné. Un livre peut-être désuet, qui doit livrer des phrases délectables sur les détails de ce choix de vie. Un homme qui se meurt entouré de ce que lui trouve la ou sa Beauté.
Nous ne finissons jamais d’apprendre, « vieil ami » virtuel. Je te suis dans tes éditions 😀
Bonnes fêtes de fin d’année où que tu sois. 🧉🍃
Geneviève
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hé oui, la morale de tout ça, c’est aussi que l’homme est grégaire, c’est inscrit en lui, et c’est peine perdue de vouloir lutter contre ça. D’ailleurs même les pères du désert qui vivaient dans leur « caverne » étaient en fait entourés de disciples qui vivaient non loin ou qui leur rendaient visite. Attirés par leur aura spirituel.
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