III
« Et je vis que cela était bon… »
Je levai les yeux du manuscrit écrit par mon ancêtre. L’aube se levait sur notre dernier jour. Je m’approchai de la meurtrière et contemplai les innombrables points noirs qui parsemaient la mer. Les infidèles allaient affluer sur notre île, vingt fois, trente fois plus nombreux que nous, il fallait bien ça, jusqu’à ce que le dernier d’entre nous mourût.
Alors Satan régnerait pour mille ans.
Les sentinelles sonnèrent de leur trompette. Dans les couloirs de pierre froide, j’entendis les chevaliers se précipiter vers la cantine. Je ne tardai pas à les rejoindre.
Vraiment, cette dernière assemblée faisait plaisir à voir. Les lustres et les chandeliers resplendissaient plus que jamais. La salle vibrait d’une énergie merveilleuse. Quand ils m’aperçurent, tous se levèrent. Je m’approchai lentement de l’immense table en bois rectangulaire, autour de laquelle avait pris place les cents chevaliers.
« Mes bien aimés et bien aimés de Dieu,
Au nom du Père, créateur de toutes choses,
Du Fils qui s’incarne en nous,
Et du Saint-esprit, qui nous guide chaque jour…
Ceci est notre dernier jour. Pendant tout mon discours, je vous demanderai de rester debout… »
Je les regardai longuement, ces frères qui m’entouraient.
Comme vous le savez, la fin des temps commence à déferler sur l’humanité… Nos valeurs, nos idéaux, la grandeur de Dieu, seront foulés au pied. Le haut sera en bas et le bas en haut. Ceci de tout temps était écrit. La bataille que nous allons livrer et perdre, mourrant un à un pour la Gloire de Dieu, n’est jamais que la contrepartie historique d’un mouvement spirituel.
Aussi, je vous le dis, réjouissez vous, car les écritures s’accomplissent !
Aujourd’hui, nous pratiquerons la vérité selon laquelle il nous faut mourir pour Dieu, pour renaître par Dieu. En ce début de la nuit des temps, il nous faut mourir pour renaître à la fin des temps…
Rétablir la Justice et la Vérité,
En toute pureté et parfaite dignité.
Qu’il en soit ainsi ! »
Je pris ma coupe de vin, et tous les chevaliers m’imitèrent. Une formidable clameur souleva nos poitrines :
« A la joie ! »
Les morts s’amoncelaient autour de moi. Ma hache tournoyait dans ma main, douée d’une vie qui lui était propre et qui m’effrayait. Les infidèles mourraient par dizaine, centaine, sous mes coups mais ne renonçaient pas, et revenaient se fracasser contre nos armes vaillantes. Un à un mes compagnons mouraient dans l’amour et la joie. Et mon cœur se réjouissait d’avoir su les conforter dans leur foi. Les infidèles s’éloignaient de moi, se disant que lorsque je serai seul, ils pourraient plus facilement me soumettre. Je fendis la tête d’un dernier infidèle, qui m’avait asséné un coup de sabre sur le heaume. Ebranlé par le coup, je m’écartai de la bataille, et laissai tomber mon écu, toujours masqué suivant le serment de mon ancêtre. Sur le sommet d’une colline, je vis une jeune fille très belle, aux traits orientaux, qui m’invitait à la suivre. Elle portait sur le front un diadème en forme d’étoile à 5 branches. Tout son visage rayonnait.
Elle caressa mon visage et je me sentis rétabli dans ma pureté.
En contrebas de la colline, se trouvait un mausolée, au-dessus duquel flottait un drapeau qui représentait une tête de maure sur fond blanc.
« Seigneur, je suis là pour signifier votre fin. »
Ce tombeau magnifique abritait une crypte, dans laquelle nous pénétrâmes. Des cierges éclairaient la pièce, mais curieusement la lumière semblait provenir d’un cercueil en pierre encore vide.
« C’est votre ancêtre, qui a édifié ce mausolée, selon les instructions de Dieu. Il ne devait vous apparaître que le moment venu. »
Derrière le cercueil, un autel de pierre sculpté, sur lequel était posé une imposante balance en fer forgé. Au-dessus du plateau gauche de la balance était sculpté dans le mur une fleur de lotus, au dessus du droit, une rose. Dans le fléau de la balance était fiché la moitié de la lame d’une épée. Je pris le manche de l’épée brisée sur le rebord de l’autel. Je m’agenouillai et tendis les bras en signe de prière, la tête baissée.
« Seigneur, je ne suis qu’un homme. Fais que me volonté ne soit jamais un obstacle à l’accomplissement de ton Dessein. »
Je me relevai et unis les deux morceaux de l’épée. C’est alors que je pris conscience de l’énergie tapie en moi, qui ne demandait qu’à se libérer. Un éclat d’une blancheur incroyable souda les deux morceaux de l’épée, qui flamboya. Je dégageai facilement la lame, grande et belle, simple et efficace. Un mécanisme secret joua. La balance, l’autel et le mur s’ouvrirent en deux vers l’intérieur. Cet « intérieur » était monstrueusement noir et empuantissait l’odeur de la mort. La jeune fille me prit par la main et me conduisit dans la pièce obscure.
A la lueur de son diadème, je distinguai un nœud de cordes noires qui frémissait d’une vie hideuse. Je soulevais l’épée et l’abattis sur le nœud. La pièce s’illumina, seul le billot restait. La jeune fille me sourit :
« Vous avez bien fait Seigneur, par la grâce de Dieu. Pourtant, si je vous demandais : Qui êtes vous ? Que sommes nous ? Que devons nous espérer ?… Qu’est-ce que la vie ?… Pourriez vous me répondre ?
– non demoiselle, je ne pourrais pas, et pourtant tel est mon Désir.
– C’est pourquoi, Seigneur, je vais vous couper la tête, afin que vous renaissiez une dernière fois. »
Je lui tendis l’épée flamboyante, mis ma tête sur le billot. Elle souleva l’épée de ses frêles poignets et me décapita.
Suite à quoi, elle prit ma tête, l’embrassa affectueusement et la mit dans le tombeau, où la rejoignit bientôt mon corps décapité. Elle scella le tombeau. Je l’entendis fermer le mausolée.
Depuis, je suis dans le noir.